Luciano Canfora, Le Copiste comme auteur, Anacharsis, 2012.
« Que lit-on, et surtout qui lit-on, quand on a sous les yeux les textes de l’Antiquité classique ? »
C’est à cette question que Luciano Canfora, professeur de philologie à l’université de Bari, répond dans cet essai passionnant.
Depuis l’Antiquité les textes n’ont cessé de parvenir jusqu’à nous, et les grandes bibliothèques patrimoniales dans le monde (la Bibliothèque Apostolique Vaticane, la Bibliothèque Laurent de Médicis, la Bibliothèque de Ravenne et celle de Vienne, …) regorgent de trésors écrits il y a plus de deux mille ans. Mais au fait, quand nous lisons en traduction une pièce de Sophocle ou d’Aristophane, ou bien un recueil de discours de Démosthène, dans une belle édition Guillaume Budé à couverture orange, que lisons-nous vraiment ? A-t-on droit au texte original, pensé puis écrit comme tel par l’auteur de l’époque ? Non, car la notion d’auteur travaillant seul dans son cabinet, sans relâche, sur un manuscrit, avant de le remettre à son éditeur, est une notion moderne (depuis le quattrocento), quand on a décidé d’apparenter l’auteur à l’être singulier qui écrit la seule version légitime du texte, attestée par le manuscrit autographe et les brouillons (mais qu’en est-il alors de Shakespeare ou des pièces de Corneille et de Molière dont aujourd’hui ne subsiste aucun manuscrit ?).
Pendant l’Antiquité les choses n’étaient nullement définies. Certains prônaient un enseignement oral, dans l’enceinte du Portique, de l’Académie ou du Lycée, et les élèves retranscrivaient sur rouleau ce qu’ils entendaient. Et puis surtout, nous rappelle Canfora, on copiait, on recopiait les textes, de différentes manières, avec des variantes, des ajouts, des oublis, des réécritures, sur différents supports (rouleaux, tablettes, parchemins, papyrus, codex, …) et chaque tradition scripturale inventait de nouvelles règles grammaticales et syntaxiques (comme l’Ecole des grammairiens d’Alexandrie par exemple).
Le copiste est celui qui perpétue la mémoire du texte, même si ce dernier est altéré il ne disparaît pas ; il s’enrichit au contact de ceux qui s’escriment à redonner en lecture le corps du texte, puisque la leçon (le texte supporté par un manuscrit) originale, originelle, est souvent perdue, pour toujours.
Mais dans la succession des âges et des transmissions mémorielles le monde du savoir, de la connaissance et de l’enchantement, n’a jamais cessé d’exister. Grâce au travail casuistique, herméneutique, philologique, éreintant mais prodigieux, fourni par les copistes et les érudits, de tout temps et en tous lieux. Ainsi ils réinventèrent ce qui fut éprouvé un jour, puis écrit, sous le soleil d’Athènes, de Cnossos, de Rome ou de Bagdad.
Et c’est à cette aptitude à transmettre que les copistes consacrèrent le meilleur d’eux-mêmes, comme une offrande, en partage, à travers siècles et continents.
Cet essai très agréable à lire de Luciano Canfora est à déguster en salle Etude au deuxième étage, au rayon « Nouveautés ».
Marcellien