Après avoir éprouvé les émotions les plus raffinées, dans les lectures de haute fenaison, dans l’appel au décryptage des mystères irrésolus, entre les certitudes des philosophes de jadis, et la morgue séculière des gourous de l’expertise (sociologues, économistes, coaches de toutes sortes, pour tous les prix, dans chaque officine), pourquoi ne pas se plonger dans les bons vieux feuilletons d’autrefois ? Pourquoi ne pas saliver à la vue de ces pages épaisses, de ces volumes reliés en toile marouflée, dont les odeurs de poussière et d’encens invitent aux voyages périlleux ? Pourquoi ne pas se laisser aller au plaisir coupable d’une lecture orgueilleuse, suspecte et solaire ?
Ça tombe bien, les éditions Omnibus publient l’intégrale des Aventures d’Arsène Lupin (en 3 volumes), notre premier héros moderne, naissant dans le siècle de fer et de métal qui devait apporter l’émancipation du genre humain, la solidarité entre les gens, le sens des responsabilités pour tous. Foutaises, évidemment. 1914 allait remettre les pendules à l’heure (pour s’en faire une idée précise, lire l’ouvrage de l’historien italien Emilio Gentile, L’Apocalypse de la modernité). Arsène Lupin, le vaurien gentleman, nage comme un poisson dans l’eau dans les arcanes d’une bourgeoisie et d’une aristocratie essouflées. Mais chez lui il n’y a pas de torts à réparer, ni pour le bien commun, ni pour un groupe social à proprement parler, non, chez Arsène c’est quand le monde s’agite qu’il peut donner la mesure de ses talents de cambrioleur, simplement pour la beauté du spectacle, l’incrédulité des masses, et la haine tenace des corps constitués. Aucun prêchi-prêcha sémantique chez le voyou, Arsène ne se confond ni avec Robin Hood, ni avec Rodolphe des Mystères de Paris. Il n’est le vengeur que de lui-même, de cette incapacité à faire corps avec son temps, de prendre du plaisir quand les orages grondent dans le lointain, car comme le disaient les anciens mages des temps héroïques : « le vieux monde brûlera dans les flammes de l’industrie ».
Sur la crête d’une société en déliquescence, quand la moralité publique sombre dans les eaux noires des assassinats politiques et des conspirations à la Chambre, combien sont-ils à s’élever pour proposer une alternative solide ? Les tribuns s’effondrent à tour de rôle et bientôt les adeptes de la psychologie clinique vont entrer en scène. Il restera quand même quelques lecteurs, quelques amoureux du récit-feuilleton pour se laisser emporter dans les élucubrations de Maurice Leblanc, de Gaston Leroux, d’Allain et Souvestre. Cent ans plus tard nous n’en sommes toujours pas revenus.
(à suivre…)
Marcellien.