Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Albin Michel (Bibliothèque Idées), 2007
Au IVe siècle de notre ère, avec la conversion de l’empereur romain Constantin au christianisme (en 312), on change de paradigme, et, partant, une nouvelle civilisation supplante l’ancienne. Le paganisme était la religion qui supportait le mieux la longue et disciplinée conquête des Césars. Calqué sur le modèle grec jalousé, le polythéisme romain permet à chaque habitant de l’empire, qu’il soit citoyen, esclave, affranchi ou apatride, de se faire son propre récit, sa petite musique personnelle. Si Sol Invictus, incarné en majesté par la figure officielle, hiératique, sacrificielle de l’empereur, l’Auguste, a par certains côtés les traits du dieu des chrétiens, il n’est cependant pas miséricordieux. C’est pour cela qu’existent tous les petits dieux, les idoles votives familières, dont se souvinrent les évangélistes, à travers l’exemple des Rois Mages notamment.
Au IVe siècle Rome n’a pas la même configuration qu’en 52 av. J.-C. ou pendant les Ides de Mars. Investi d’un pouvoir total, dépassant les catégories philosophiques et morales du bien et du mal, l’Empereur de Rome représente l’éclat de la civilisation la plus époustouflante de son temps. C’est pourquoi, nous dit Paul Veyne dans son essai, à ce grand empereur qu’était devenu Constantin « il fallait une grande religion » ; il lui fallait le christianisme qui en face du vieux paganisme hérité des siècles passés « était la religion d’avant-garde qui ne ressemblait à rien de commun ».
« Le christianisme offrait quelque chose de différent et de neuf ». Il est loin le temps où les initiés, les tous premiers fidèles de cette nouvelle église devaient se cacher pour échapper aux mesures de rétorsion des prétoriens. Mais c’est aussi grâce à ce sentiment d’appartenance, forgé dans la clandestinité, que l’unité sacrificielle du dogme investit la sphère privée. Ce n’était pas anodin d’aimer un seul dieu, fût-il miséricordieux, quand tout le monde autour de vous craignait Jupiter Capitolin ou Mars, le puissant dieu belliqueux. Il fallait plus que du courage, une abnégation dans la pratique quotidienne, intériorisée, d’une liturgie qui n’appartenait qu’à soi et aux personnes qu’on chérissait le plus (famille, amis proches). La fidélité à l’enseignement du Christ était à ce prix, entre le Ier et le IIIe siècle. [cf. Georg Simmel, La Religion, Circé, 1998]
Le christianisme se distingue du paganisme par la qualité de communion des fidèles. À Rome, les citoyens ne se rassemblent pas en communauté pour fêter Vénus ou Jupiter ; seuls des groupes épars se constituent pour une quête programmatique. En outre les fidèles chrétiens vivent dans la communauté du Christ, ils mettent en place une liturgie, ils célèbrent la messe et mettent en œuvre la charité et l’amour de leur prochain chaque jour de leur vie. Tout cela fait sens, et au IVe siècle Constantin éprouve le besoin impérial de rejoindre cette communauté neuve, novatrice, à nulle autre pareille. De plus les fidèles ont quelque chose que les païens n’ont pas : une église, vaste construction symbolique mais aussi tangible, chef-d’œuvre d’organisation du spirituel et du temporel permettant l’adhésion à un sens commun, plein, jamais mis en défaut depuis le règne d’Octave (les chrétiens ont depuis la dynastie des julio-claudiens leurs martyres, ce qui permet un fort sentiment d’appartenance, élevé, et d’implication solennelle).
En décrivant par le menu le christianisme et le paganisme au sein de l’Empire Romain de l’Antiquité tardive, Paul Veyne nous aide à comprendre dans quel état d’esprit pouvait être Constantin lorsqu’il se convertit au christianisme. Ce saut dans le temps (le IVe siècle de notre ère), dans les rues de Rome, mais aussi dans ses palais et dans ses temples païens, nous permet de voir s’édifier devant nos yeux un vaste ensemble qui donnera naissance par la suite à la Chrétienté ; laquelle s’épanouira à travers tout le bassin méditerranéen. Mais c’est déjà une autre histoire qui commence…
Marcellien