Outre l’homme et la femme qui se rencontrent dans Trois chambres à Manhattan, l’autre héros de ce roman, c’est New-York où l’intrigue naît, évolue, éclate, au cœur de Manhattan. Ce couple de hasard arpente les rues de la mégapole la nuit surtout. On les croirait sans domicile, du moins pour elle, dès le début, on comprend qu’elle s’est retrouvée sans toit. Lui, vedette française expatriée à la suite d’un désastre conjugal, se méfie de cette femme qui l’attire pourtant, sans qu’il comprenne pourquoi. Ces deux-là se retrouvent en errance nuit après nuit, d’une rue à l’autre, d’un bar à l’autre, d’une chambre d’hôtel à celle de François Combe après de multiples hésitations. Rencontre qui semble sans avenir entre deux êtres blessés, et pourtant, entre eux la violence se teinte parfois d’un véritable amour, fragile certes mais bien vivant.
Elle se mit à fredonner, gravement, et c’était leur chanson, la ritournelle du petit bar. Cela leur donna à tous deux la même pensée car, quand le soir commença à tomber, l’air à fraîchir, quand une ombre plus dense les attendit au tournant des allées, ils se regardèrent comme pour un accord muet et ils se dirigèrent vers la 5e Avenue.
Ils ne prenaient pas de taxi. Ils marchaient. On aurait dit que c’était leur sort, qu’ils ne pouvaient ou n’osaient pas s’arrêter. La plupart des heures, depuis qu’ils se connaissaient – et il leur semblait qu’il y avait bien longtemps – il les avaient passées à marcher ainsi le long des trottoirs et à se frotter à une foule qu’ils ne voyaient pas.
Le moment approchait pourtant où ils seraient forcés de s’arrêter et ils étaient tacitement complices pour le reculer toujours davantage.
Les sentiments heurtés, les fractures intérieures, les pulsions amoureuses ou destructrices de Kay et François s’intègrent parfaitement à leurs déambulations nocturnes dans les rues de New-York, comme si, par petites touches, Simenon utilisait les décors urbains pour refléter les états d’âme des deux héros. Manhattan semble aussi vivant que l’homme et la femme qui s’approprient ses trottoirs au hasard de leurs pas. Les étapes de cette relation singulière se succèdent comme des tableaux dont Georges Simenon est le peintre. Cette force visuelle des mots de l’auteur est si grande que nombre de cinéastes ont scénarisé ses romans. C’est le cas de Trois chambres à Manhattan, mis en scène par Marcel Carné en 1965 avec Annie Girardot dans le rôle de Kay et Maurice Ronet dans celui de François. Massacré par la critique de l’époque, le film valut cependant à Annie Girardot un prix d’interprétation féminine au festival de Venise. Lorsqu’on voit aujourd’hui l’affiche et les photos du film, on ne peut qu’être frappé par la réussite de la transcription visuelle du roman de Simenon. Quand les images générées dans la tête d’un lecteur par les mots d’un auteur s’accordent à celles créées par un cinéaste à partir du même texte, on ne peut qu’admirer…
Alya-Dyn