Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits, 2 vol., Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2013.
L’œuvre littéraire de Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 à Vienne, représente la quintessence de l’art sous l’empire austro-hongrois ; interlude miraculeux avant la déflagration nazie dans les années 30, ces « trente glorieuses » viennoises (de la publication de la première nouvelle de Zweig dans la presse, Rêves oubliés, et celle de L’interprétation des rêves de Sigmund Freud la même année, jusqu’à l’Anschluss en 1938) inventent un nouveau rapport au monde, une manière neuve de penser, de nouer des liens affectifs et d’appréhender les objets de notre quotidien.
La découverte du continent inexploré de l’inconscient par Freud, Jung et quelques autres psychothérapeutes, participe d’un mouvement spontané de redéfinition des cadres étroits dans lesquels était engoncé l’art de la fin du XIXe siècle. Dans le domaine pictural les impressionnistes avaient ouvert la voie en laissant s’engouffrer l’air des campagnes et des littoraux dans leurs ateliers. Les viennois prennent le relais au tournant du siècle et inventent la casuistique vertigineuse de la nouvelle bourgeoisie qui s’épanouit en Autriche-Hongrie.
Mais le suicide de l’Europe en 1914 amorce une étape décisive, d’où peu reviendront finalement.
C’est cette lente descente dans les abîmes qui fait toute la valeur de la prose de Stefan Zweig, homme comblé, raffiné, charmeur, aux succès littéraires éclatants, parfait représentant de l’européen cosmopolite, affable, qui correspond longuement avec les meilleurs esprits de son temps (Freud, Schnitzler, Mann…) ; cependant, dans toute vie harmonieuse au premier abord, se nichent les graines noires de la déréliction. Car Zweig est double : dès ses premières nouvelles comme Rêves oubliés ou Dans la neige composées alors qu’il a tout juste vingt ans, on sent poindre une interrogation inquiète, à travers la description d’un paysage neigeux ou la réunion de deux anciens amants qui n’ont plus rien d’autre en commun que l’évocation de souvenirs se transformant peu à peu en sentiments douloureux qu’il sera difficile d’apaiser une fois la nuit tombée. Des ombres menaçantes planent sur les menus faits et gestes de la bourgeoisie austro-hongroise, et révèlent alors la cartographie d’un continent inconnu, celui des noires humeurs et des rêves extatiques qui attendent le déchaînement de la foudre.
Il faut absolument lire Stefan Zweig, de tous les génies ayant vécu entre 1880 et 1940 lui seul fut l’inventeur d’une mythologie moderniste que nous aurons toujours plaisir à lire ces mille prochaines années.
Marcellien